Il y a quelques années, mon mari et moi avons accueilli un bébé que nous n’attendions pas. Il n’était pas prévu, pas programmé, pas imaginé. Une surprise de la vie, qui nous a pris au dépourvu, et nous a infiniment fait grandir.
Je ne parlerai jamais, dans notre cas, d’un bébé non désiré.
Nous étions un couple et une famille unis, stables, avec des moyens matériels suffisants. Ce fut plutôt un « bébé surprise ». Cet enfant qui jaillissait dans notre vie, sans nous demander notre consentement, n’avait pu être conçu que parce que nous nous aimions fort et que parce nous le désirions, tout au fond de nous, sans même nous en douter – même s’il ne venait vraiment pas au moment idéal. Ce fut notre bébé de l’amour. Notre petit cadeau du ciel, surprenant, déstabilisant, paniquant, mais au combien merveilleux.
Je dis cela avec le recul des années.
Sur le moment, les choses ne furent pas aussi apaisées.
J’avais 24 ans et déjà deux enfants. L’aîné avait deux ans et demi, le second neuf mois. J’avais enfin le sentiment de me réapproprier mon corps et ma vie après le tsunami de la grossesse et des premiers mois, épuisants, de notre petit cadet. Et voilà une nouvelle vie qui débarquait. Comme ça, sans crier gare. Je n’étais pas prête, physiquement et psychologiquement, à donner de nouveau la vie.
J’avais 24 ans et déjà deux enfants. Et mon mari, 27 ans, venait, six semaines plus tôt, de subir un accident de moto très traumatisant, dans lequel il avait manqué de laisser la vie, et s’en était sorti avec une épaule en miettes et un bras dont les médecins annonçaient qu’il resterait paralysé à vie. Il était convalescent suite à son hospitalisation, sous traitement anti-douleur, insomniaque et handicapé.
Avec cet accident, notre vie venait de basculer.
Être confronté à ce type d’épreuve ébranle nos certitudes sur la vie.
Celle-ci devient fragile, presque suspendue, la peur s’installe, la possibilité de perdre la personne que l’on aime n’est plus théorique, et s’impose la réalité d’un homme qui, avec un seul bras fonctionnel, ne peut plus faire ses lacets, conduire sa voiture, touiller une béchamel en tenant la casserole, porter ses fils sur ses épaules… ou changer une couche. Très vite, après l’annonce du diagnostic, nous nous étions donc mis d’accord pour reporter toute naissance tant qu’il ne serait pas remis (donc, potentiellement, jamais).
Et voilà que j’étais enceinte.
24 ans, deux enfants, un mari handicapé, et contre notre volonté l’arrivée prochaine d’un nouveau bébé.
Moi qui regardais avec un soupçon de condescendance les mamans aux enfants très proches, clamant à qui voulait l’entendre que « JAMAIS je n’aurai deux enfants avec moins de deux ans d’écart », j’allais me retrouver avec trois enfants en trois ans, et un papa qui ne pourrait pas beaucoup m’aider.
Merci la vie. Et le retour de couches. Et le printemps.
Après l’apparition des premiers symptômes, j’ai passé trois semaines dans le déni, à refuser d’acheter un test de grossesse. « Tant que ça n’est pas officiel, ça n’est pas réel ». J’ai fini par m’y résoudre, seule et dans une pharmacie à l’autre bout de la ville, pour ne pas affronter le regard de ma pharmacienne qui nous connaissait bien, mes deux garçons et moi : « pauvre gamine : 25 ans à tout casser, et encore enceinte » penserait-elle à coup sûr en me tendant la petite boîte blanche et bleue.
Et les deux petites barres, au creux de mes mains tremblantes, m’ont fait éclater en sanglots.
Comment faire face ?
Comment traverser sans être épuisée une grossesse si proche de la précédente ?
Comment élever trois enfants si rapprochés, et dont le père est si mal en point ?
Comment affronter le regard des autres sur cette fratrie déjà nombreuse, à notre âge, et dans ce contexte si peu favorable ?
Pourquoi mon second bébé, encore si petit, doit-il être si vite « détrôné » ?
Pourquoi la vie nous impose-t-elle cela ? Pourquoi nous mène-t-elle là où nous ne souhaitons pas aller ?
Incompréhension, culpabilité, peur, honte, colère se sont succédé.
Cette grossesse, je n’en voulais pas.
Au cours des deux premiers mois, je me suis donc sentie écrasée par un poids et paralysée par la peur. Que c’est dur quand les choses nous échappent !
Mon ventre, ce traître, s’est vite bombé ; je le boudinais dans mes jeans 36, et quand je promenais mes garçons je marchais en le rentrant au maximum. Je ne voulais pas être enceinte. Je ne voulais pas que cela se voie. Je voulais que personne ne le sache. J’avais honte. « La contraception, elle connaît pas ? » allait-on sûrement s’interroger.
Mon mari par contre a pris les choses avec beaucoup de naturel.
Je ne le remercierai jamais assez de m’avoir soutenue et encouragée, et d’avoir vu dans cette future naissance la victoire de la vie sur la mort qu’il venait de frôler, la promesse d’une joie dans l’épreuve de cet accident et de son handicap. Peut-être que nous allions y arriver, pas à pas. Il était là. Je n’étais pas seule. Nous n’étions pas seuls.
Sa tranquille assurance a eu raison de mon angoisse. J’ai finalement décidé de lui faire confiance, et de me faire confiance. J’ai accepté l’idée d’accueillir ce bébé.
J’ai été très soulagée de constater l’accueil positif de mon entourage, notamment celui de mes parents ou de ma sage-femme, qui ont reçu la nouvelle sans jugement.
Une véritable transformation s’est peu à peu opérée en moi, sans que je puisse vraiment l’expliquer.
Ce bébé est devenu un cadeau magnifique, une source de joie et de fierté.
Je l’ai porté avec amour et impatience.
La naissance fut un moment inoubliable, d’une rapidité déconcertante et d’une grande densité émotionnelle.
Ce fut un petit bébé très calme, dont les premières semaines de vie furent d’une douceur et d’une fluidité inattendues, comme s’il avait voulu me dire :
« Tu vois, maman, tu m’as accueilli, et tu as eu bien raison de le faire : vois comme je t’aime et comme tu m’aimes ; vois comme tout se passe bien, vois comme tu es gâtée ».
Et, fait extraordinaire, dans les semaines entourant la venue au monde de ce troisième fils, mon mari a en grande partie guéri, contre toute attente. Aucun médecin n’a compris comment cela était possible.
« Vous voyez, papa et maman, il ne fallait pas vous inquiéter. Je viens au monde avec mes poches remplies de surprises. Tout va mieux ».
Le scénario catastrophe ne s’est donc pas déroulé.
25 ans tout juste, trois beaux enfants, un mari en forme, des amis, une famille et un entourage sincèrement heureux pour nous. Une grande fierté d’avoir accueilli ce bébé malgré tout, d’avoir réussi à le porter et à le mettre au monde, puis à m’en occuper avec tant de facilité. Une grande joie de le voir aimé par ses deux frères avec un immense naturel et beaucoup d’amour.
Aujourd’hui, « mon tout doux », comme je le surnomme, vient de fêter ses quatre ans. Mon bébé de l’amour, mon petit cadeau du ciel, arrivé dans notre famille pour nous donner un surcroît de bonheur et nous prouver que la vie est belle, même quand elle prend un tournant inattendu et nous demande de lâcher nos certitudes, de nous abandonner, de cesser de vouloir tout contrôler et de faire confiance malgré tous les feux au rouge.
Mon tout doux, nous ne t’attendions pas.
Tu nous as pris par surprise, mais ton papa et moi nous nous aimions, et tu savais bien que notre cœur était capable d’aimer encore. Tu nous as choisis, tu nous as aimés le premier. Tu nous as appris qu’au cœur de notre vulnérabilité se cache une force immense. Tu nous as fait grandir, et tu nous as appris à choisir d’aimer, malgré tout.
Merci, merci pour ta vie.
Irène Dautrey
Lien d'origine: Ce bébé qu’on n’attendait pas - Fabuleuses Au Foyer
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