Avant l'Euthanasie: L'ELIMINATION SOCIALE

"La vieille dame et sa nièce indigne" Par Pr Michel Debout le 13-08-2021 Qu'est-il arrivé à cette dame âgée dont le corps meurtri a été retrouvé enfermé dans deux sacs plastique dans les eaux de la Loire ? Témoin des violences sociales de notre époque, le Pr Michel Debout revient dans son "Journal incorrect d'un médecin légiste" sur les affaires les plus marquantes de sa carrière. Extraits. "Journal incorrect d'un médecin légiste", Michel Debout, Les Editions de l'atelier, 16 euros. “On parle très peu de notre métier, et on en parle très mal” : les confidences d’un légiste, médecin des morts et des vivants "Je garde le souvenir de cette dame âgée dont le corps meurtri a été retrouvé en 2000 enfermé dans deux sacs plastique, dans les eaux de la Loire, à hauteur du barrage de Grangent. Ce corps était habillé d’une simple chemise de nuit, sans caractéristiques particulières, protégé par l’enveloppe plastique, sans aucun objet personnel. Son visage était méconnaissable tant les volumineux hématomes en avaient modifié l’apparence ; il nous parut alors évident que le ou les meurtriers s’étaient acharnés sur son visage, y compris après sa mort, pour empêcher son identification(1). Notre examen a permis d’observer qu’il s’agissait d’une femme de petite taille et de corpulence plutôt forte (sédentaire), âgée de 60 à 70 ans. L’autopsie mit aussi en évidence les marques d’un accident ancien avec traumatisme des deux membres inférieurs et utilisation d’un clou métallique au niveau du tibia droit : elle avait probablement été percutée par un véhicule. Les soins prodigués avaient consisté en la mise en place d’un clou-prothèse dans le canal médullaire de l’os. Ce clou, que nous avons retiré en cours d’intervention, était le seul indice à notre disposition pour identifier cette personne. La piste du clou L’enquête des gendarmes s’est orientée vers un crime de proximité (le lieu de « mise à l’eau » du corps supposait une bonne connaissance de la géographie locale), mais dans la liste des femmes déclarées disparues dans le département de la Loire aucune ne correspondait à la description de ce corps sans vie. L’utilisation d’une prothèse-clou métallique est une pratique courante pour traiter les fractures des os longs, principalement fémur et tibia. Le clou peut être enlevé secondairement deux ans après ou laissé en place très longtemps, tant qu’il ne provoque pas de réaction douloureuse voire fonctionnelle. Dans notre cas, l’état cicatriciel de la peau et le cal osseux au niveau de la fracture de l’os nous avaient permis de conclure à un accident remontant à plus de deux années avant le décès, sans meilleure précision. Ainsi, pour résumer, nous cherchions à identifier une personne de sexe féminin, âgée de 60 à 70 ans, victime d’un accident de la circulation ancien, avec fracture et enclouage du tibia droit plus de deux ans auparavant et vivant dans la Loire… Dans la logique de cette dernière hypothèse, il paraissait vraisemblable que cette femme ait été opérée dans la région stéphanoise. De telles opérations font l’objet de dossiers médicaux conservés au moins trente ans dans les archives des services hospitaliers de chirurgie orthopédique publics et privés. Mais avant toute recherche dans ces dossiers, une vérification a porté sur la prothèse elle-même : les entreprises laissent leur marque de fabrique sur le matériau pour permettre sa traçabilité. Nos collègues orthopédistes nous indiquèrent l’origine du clou : une entreprise suisse. Celle-ci, contactée, nous confirma que le clou appartenait à un lot envoyé en 1996 au service d’orthopédie du CHU de Saint-Étienne. Cette information d’une grande précision nous permit de centrer nos recherches sur les dossiers de ce service. Et de vérifier que la victime, une femme alors âgée de 50 ans et plus, avait été opérée au moins six ans auparavant. Son dossier médical avait été archivé par le service de traumatologie dans la rubrique « enclouage tibial ». De telles interventions restent relativement rares. Le nombre de dossiers de femmes ayant été opérées à la suite d’une fracture de la jambe droite au cours des dix années précédentes, et ayant à ce moment-là un âge compris entre 45 et 65 ans, était réduit. Douze dossiers correspondaient à ces données... Nous les avons repris un par un avec le Pr Gilles Bousquet, chef du service d’orthopédie, pour comparer les radiographies réalisées lors de l’autopsie avec celles réalisées au cours de l’intervention chirurgicale. Sept dossiers étaient compatibles. Parmi eux, deux patientes furent exclues de la correspondance avec la personne à identifier, l’une étant décédée antérieurement, l’autre ayant consulté à l’hôpital ultérieurement à la découverte du corps à identifier. Cinq identités se trouvèrent donc compatibles avec les données du dossier de la victime. Il restait aux enquêteurs à s’enquérir d’elles. Lors de leur visite à la première adresse, c’est l’intéressée elle-même qui vint leur répondre, manifestant par là qu’elle n’était pas la personne recherchée. À la seconde adresse, le mari apprit aux enquêteurs que son épouse était décédée depuis quelques mois et qu’elle était inhumée dans un cimetière voisin. À la troisième adresse, ce fut une jeune femme, visiblement troublée par cette visite policière, qui les accueillit. La personne qu’ils recherchaient était effectivement connue d’elle comme étant sa propre tante qui, jusqu’à une période assez récente, vivait à son domicile. Mais elle était sans nouvelles d’elle depuis… Une vie de quasi recluse Il ne fallut pas beaucoup de temps aux enquêteurs pour connaître la vérité : à la suite d’un accident de la circulation, Mme Martin(2) était devenue impotente. Veuve sans enfant, sa nièce avait pu l’accueillir dans son appartement suffisamment grand, chacune aidant l’autre : la tante par la pension de retraite qu’elle percevait chaque mois, la nièce en s’occupant des courses et du quotidien. Les deux femmes vivaient dans une cité HLM, et vu l’impotence de la tante, le voisinage s’était peu à peu habitué à ne voir sortir que la nièce pour faire les courses… et chercher régulièrement, avec une procuration dûment remplie, l’argent du « ménage » à la Caisse de Sécurité sociale. La tante menait une vie quasi recluse, au point même qu’autour d’elle les voisins, au turn-over fréquent, ne se souciaient pas de son existence ? Quelques années avaient passé ainsi sans histoire, avant que la nièce rencontre un ami venu s’installer dans l’appartement commun, et partager la vie de ce couple singulier. Les relations devinrent alors de plus en plus difficiles entre cet « intrus » et la tante, au point qu’au cours d’une dispute entre eux, la nièce étant absente, l’homme frappa la vieille dame, qui tomba à la renverse et se blessa gravement au niveau du crâne. Pris de panique, l’homme attendit le retour de sa compagne qui constata que sa tante se trouvait à l’agonie. Plutôt que d’alerter les secours, voire de déclarer la mort suite à des violences au départ sans intention meurtrière, le couple s’employa alors à faire disparaître le corps sans déclarer la disparition, en prenant soin de rendre toute reconnaissance impossible, d’où l’acharnement sur le visage de la victime après sa mort. Il restait enfin à se « débarrasser » du corps lui-même. Durant toute l’année suivante, la nièce poursuivit sa vie quotidienne, sans rien modifier de ses habitudes, en laissant croire que la tante était toujours en vie, le voisinage ne se doutant de rien. Elle continuait à percevoir régulièrement la pension de retraite, ce qui améliorait l’ordinaire de ce couple de précaires. À aucun moment les institutions sociales ne se préoccupèrent du devenir de cette vieille dame dont le dossier médical restait, au cours des mois et malgré son âge, sans indication de la moindre visite médicale. Sans l’accident et la mise en place d’un clou dans son tibia, l’histoire misérable de cette vieille dame n’aurait pas pu être élucidée... Prévenir la maltraitance envers les personnes âgées Cette mort relève de la maltraitance des personnes âgées. Elle nous interroge sur les causes et les circonstances de cette maltraitance. Dans le cas qui nous préoccupe, on note l’absence totale d’intervention de la part du voisinage et des instances médico-sociales qui ont ignoré pendant plus d’un an qu’une de leurs affiliées ne donnait aucun signe réel de vie. À cette époque, à la fin des années 1990, on parlait très peu de la maltraitance envers les personnes âgées. Le Pr Robert Huguenot, gériatre grenoblois, engagé depuis des années pour une meilleure connaissance et prévention de ces situations inacceptables, avait fondé l’association Allô maltraitances personnes âgées (ALMA), dont l’une des premières antennes a été installée dans la Loire. À l’époque, je recevais peu de victimes âgées à ma consultation, parce qu’elles s’enfermaient souvent dans le silence, avec la complicité honteuse du déni de la société elle-même. L’histoire de cette vieille dame acheva de me convaincre de la nécessité de porter un nouveau regard sur cette maltraitance intolérable. Le 19 juillet 2001, la secrétaire d’État aux Personnes âgées, Paulette Guinchard-Kunstler, me demande de présider un groupe de travail chargé de « définir les mesures pratiques et efficaces pour affronter les maltraitances envers les personnes âgées ». Celui-ci se réunit de septembre 2001 à janvier 2002 et remet son rapport à la ministre le 22 janvier. Dans ce rapport, nous observons que le fait démographique majeur des prochaines décennies sera le vieillissement de la population. En 2020, la France comptera 21% de femmes et d’hommes âgés de plus de 65 ans et 3,4% de plus de 85 ans, dont plus de 240 000 centenaires. Grâce à l’amélioration des conditions de vie et aux progrès de la médecine, la majorité de ces personnes vieilliront en conservant santé et autonomie jusqu’aux derniers mois de leur existence. Mais dans le même temps, le nombre de personnes présentant une atteinte handicapante de leur capacité physique ou mentale augmentera, et ce sont ces dernières qui risquent d’être confrontées aux actes de maltraitance. Ces maltraitances résultent très majoritairement de la dégradation, souvent insidieuse, des relations entre la personne âgée et son entourage, conjoint, enfants, intervenants professionnels tant à domicile qu’en établissement. Elles peuvent aussi se manifester par de « simples » négligences, voire même de l’indifférence, et ont pour caractéristique commune de s’inscrire dans la durée. Ces situations de maltraitance peuvent avoir des causes explicites comme la cupidité de l’aidant, ou être le fait d’un auteur sadique ou pervers qui trouve son plaisir dans la souffrance de l’autre ; ces derniers cas ne sont pas les plus fréquents. Les maltraitances envers les personnes âgées résultent en majorité de la difficulté à assumer en permanence une relation obligée à l’autre, qui peut user les protagonistes (aidants et aidés) et générer des comportements inadaptés voire des situations d’exclusion ou de mépris des personnes. Le confinement de l’espace de vie est l’un des facteurs les plus favorisants de cette dérive relationnelle : la relation d’aidant à aidé se transforme en une véritable emprise psychologique dont est alors victime celle ou celui qui dépend dans sa vie quotidienne du soutien de l’autre. À cette dépendance psychologique s’ajoute la dépendance matérielle, le tout provoquant la négation progressive de la personnalité et de l’expression de la personne âgée. C’est cette constatation qui a amené le groupe à sa proposition principale : la lutte contre les situations de confinement (parfois même de huis clos) interpersonnelles, que ce soit à domicile ou en établissement. Lutter contre le confinement, c’est permettre d’ouvrir le champ relationnel de la personne âgée, lui rendre la parole, lui permettre d’être acteur de sa propre vie, restaurer au mieux sa liberté et préserver sa dignité. Cette préoccupation doit être partagée par l’ensemble des intervenants professionnels dans les établissements ou dans les actions d’aide à domicile (portage des repas, ménage, soins et aide à la toilette…) ainsi que par les parents aidants. Pour promouvoir cette dynamique, nous avons proposé de développer des services « d’aide à la sortie du domicile » avec la même détermination qui a prévalu à la mise en place des politiques de « maintien au domicile ». Nous avons préconisé, entre autres propositions, la mise en place d’un « chèque liberté » dont les personnes vivant à domicile ou dans un établissement pourraient bénéficier. Fondés sur le principe des chèques repas ou des titres emplois service, ces « chèques liberté » doivent permettre de financer une sortie ou un séjour de vacances avec un accompagnement adapté, choisi par la personne concernée et réalisé de façon individuelle. Ces personnes échapperaient ainsi aux sorties obligées en groupe (certaines sont utiles et agréables, d’autres tournent à la commisération malsaine) et pourraient exprimer leurs envies, culturelles ou de pratique sociale (faire des courses, s’asseoir à la table d’un café…). Ce sont des instants de liberté dans une réalité quotidienne faite de dépendance, un véritable ballon d’oxygène dans une relation qui finit par en manquer. Ces moments représentent un temps de répit pour l’aidé mais aussi pour l’aidant qui, sans cela, peut développer des réactions d’usure psychologique transformée en rejet ou en mauvais traitements. Les conduites maltraitantes envers les personnes âgées doivent être sanctionnées avec détermination... mais également mieux comprises dans leur réalité psychologique et relationnelle aidants-aidés. Il faut vaincre les résistances, individuelles et collectives, qui empêchent de les regarder en face. Il faut aussi porter un autre regard sur le vieillissement, qui doit être appréhendé dans ses dimensions physiologiques, relationnelles, sociales, démographiques et anthropologiques. La société ne doit pas être à la recherche éperdue de la pilule de jouvence, elle doit ici et maintenant favoriser le respect dû à toute personne, quel que soit son âge, et le développement d’attitudes tant familiales que professionnelles adaptées faites de confiance et même de tendresse. Je remets le rapport(3) le 22 janvier 2002 à la secrétaire d’État qui me confirme publiquement qu’elle prendra en compte l’ensemble de nos préconisations. Le 6 mai de la même année, le Premier ministre Lionel Jospin démissionne, avant même que Mme Guinchard-Kunstler n’ait le temps de prendre aucune décision. Je rencontre à l’automne suivant la nouvelle ministre qui m’accueille poliment… Je n’aurai plus aucune nouvelle du devenir de notre rapport. Ainsi vont en France les politiques publiques ! Vingt années perdues, des propositions repoussées au prétexte que le gouvernement a changé de majorité, alors que le groupe que je présidais était sans aucune attache partisane… mais sûrement le plus compétent dans son domaine ! Ainsi, la maltraitance envers les personnes âgées, qui devait être considérée comme une priorité des politiques de santé publique, est tombée dans les méandres de la bureaucratie du ministère de la Santé. Et le traitement des vieux dans les Ehpad face à la Covid-19 s’est transformé en scandale sanitaire !"